Le Goût de la cerise, Palme d’or à Cannes en 1997 ex-æquo avec le non moins sublime L’Anguille d’Imamura, représente la quintessence du travail de son auteur dans la plupart des domaines qu’il aborde avec un sens de l’humanisme si fort que l’on ne peut que sortir « sage » à l’issue d’une projection pleine d’émotion. En parlant de projection, ici ce terme peut trouver un vrai sens puisque la sagesse des témoignages des voyageurs se projette par leur parole, par leur attitude face à la volonté de Badii. Un simple regard ou une simple intonation de voix suffit à montrer leurs convictions et leur vision de la société ou tout simplement de la vie. Une vision qui leur est propre aussi bien sur le plan du travail que celui de la religion, des thèmes évoqués parmi tant d’autre comme la terre, celle qui nourrit le peuple, l’éducation qui forge les enfants, tout comme la thématique du « recul » sur une idée qui obstine l’être au bout du rouleau. Ce qui est intéressant avec Le Goût de la cerise, c’est que Kiarostami ne s’intéresse pas à la cause qui pousse Badii à vouloir se suicider, lui-même n’en parlera pas aux passagers qu’il prendra en cours de route afin de leur demander une faveur : celle de venir le retrouver dans son trou à l’aube et de vérifier s’il est encore en vie ou dans le cas contraire de le recouvrir de terre et récupérer l’argent promis. La sagesse de certains passagers est si grande que l’argent, pourtant facteur essentiel à la réussite de chacun, n’est que dérisoire : l’étudiant en théologie en aurait pourtant bien besoin pour financer ses études, et ce brave homme, « l’ancien » comme on pourrait l’appeler avec un respect incommensurable, pourrait s’en servir pour payer les soins médicaux de son fils. Mais chacun tente de ramener Badii à la raison parce qu’ils sont humains, croyants, ou même oserait-on dire « messagers » ? Des témoignages sans jugement aucun.
L’autre force du film de Kiarostami réside dans son admirable plastique et dans l’utilisation judicieuse de la caméra subjective. Le cinéaste ne met pas forcément en scène ses acteurs, ils ne sont que « passagers » et témoins de la vie, pris au gré du hasard sur le chemin poussiéreux emprunté par Badii à bord de son Range Rover. Mais qui dit « un discours suffit » ne veut pas forcément dire absence de mise en scène. Bien au contraire, certaines séquences anodines cachent plus de choses que l’on ne pense comme lorsque Badii regarde son ombre écrasée par un tracteur ou recouvert de gravats le projetant dans son souhait d’être recouvert de terre. « Est-ce comme ça que je finirai? » pourrait-il se demander ? Rayon paysage ces routes sinueuses si fidèles à l’œuvre de Kiarostami sont empruntées plusieurs fois et paraissent alors familières au spectateur qui se sera ET familiarisé avec Badii ET familiarisé avec sa démarche, son discours, sa vision de la vie. Et c’est ce refus de dramatisation total qui fait que l’on ressort du film touché et sage, lorsque Badii n’obtient pas ce qu’il veut de la part des passants, il les dépose et les remercie de l’avoir écouté quelques instants. Cette volonté affichée de glacer l’émotion facile se ressent aussi dans l’utilisation judicieuse de l’humour (la blague de Bagheri sur le turc), de la réflexion pure (Badii seul devant une ville en chantier, réfléchissant à son destin), de l’anecdote transformée en conseil avisé (Bagheri perché sur le mûrier dans son rêve). Comme dit précédemment personne ne porte de jugement sur quoi ou qui que ce soit, au film alors d’être une vraie réflexion sur la vie et sur l’intérêt de vivre. Singulier travail, pièce maîtresse de son auteur, Le Goût de la cerise est si important.