L'éveil de la bête
Re-voilà le plus grand espoir de l'actuel cinéma indonésien, celui qui est dit pouvoir relancer à lui seul l'entière cinématographie: Joko Anwar. Il n'aura point chômé depuis sa précédente sympathique réalisation, "Joni's Promise": outre son rôle dans "The Lost Briefcase" de Richard Oh et l'écriture du scénario de "Jakarta Undercover" de Lance, il a également planché sur l'intrigue de son propre "Kala" (aka "Dead Time") – et pas qu'un peu vu l'ambition de son projet.
Univers et intrigue tarabiscotée rappellent le sous-estimé "Dark City" d'Alex Proyas – sauf qu'à l'inverse de son confrère américain, Anwar tient toutes les promesses et ne mise pas tout sur la forme. Ce qui ne veut pas dire, que son long-métrage n'est pas magnifique; au contraire: depuis les excès visuels de "La Cité des Enfants Perdus", rarement une ville n'aura été aussi belle, malgré un budget cent fois inférieur aux exemples précités (le budget total avoisine…les 600.000 dollars…), Indonésie oblige. L'image est tenue dans des magnifiques teintes sépia, avec une légère surenchère de filtres et de l'étalonnage (surtout pour les nuits américaines). Les décors sont assez monstrueux, immenses bâtisses délabrées semblant toutes droites issues d'un univers cyberpunk rétro. La vieillesse des postes télé tranche singulièrement d'avec les voitures plus récentes et le look de certains personnages rappelle celui des bons vieux polars des années 1950.
Ce mélange des époques va de pair avec les diverses cinématographies: débutant comme une simple enquête policière, l'intrigue se mue rapidement en un film d'horreur, puis vers le thriller noir aux personnages louches. Les nombreuses pistes en suspens sèment la confusion…mais rappellent finalement la perte des repères des personnages principaux, et notamment du narcoleptique Janus, qui s'évanouit toujours aux moments les plus inopportuns.
Le dénouement surprenant joue sur l'ambiguïté de son titre original, "Kala" signifiant littéralement "temps", mais se référant également à la mythologie javanaise, "Batara Kala" étant le Dieu de la destruction et du chaos.
De là à voir une allégorie politique de l'actuelle l'Indonésie est un pas, que tout spectateur avisé de l'actuelle situation du pays franchira d'autant plus allégrement que des très nombreuses références plus ou moins explicites (dialogues des personnages; extraits de discours des véritables politiciens indonésiens) parsèment tout le film.
Non seulement Joko Anwar réussit un habile mélange des genres pour créer une rare incursion dans une sorte d'uchronie / science-fiction d'anticipation fantasmée, mais en plus il ose s'attaquer intelligemment aux grandes instances de son propre pays – et de tirer une sonnette d'alarme bienvenue. Et de faire un énorme pas en avant: si "Joni's Promise" était le sympathique premier essai d'un jeune réalisateur débutant, "Dead Time" frôle l'œuvre majeure d'un cinéaste confirmé…Attention quant à savoir où poser le prochain pied!
