Interview Lee Myung-Se

De passage à Paris dans le cadre d'une courte rétrospective de trois de ses films durant le 4ème Festival franco-coréen du film, le cinéaste coréen Lee Myung-Se, dont Nowhere to Hide et Duelist ont bénéficié d'une sortie en salles françaises, s'est prêté au jeu des questions/réponses tant son oeuvre mérite quelques éclaircissements. Visiblement fier de son travail de cinéaste "différent", Lee Myung-Se revient sur la nature même du cinéma, évoque ses influences, son amour pour les arts, et regrette les grandes époques où le cinéma était selon lui une source inépuisable de nouveautés et d'inspirations.

1. Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs français ?

Si je puis me présenter ainsi, je suis un réalisateur qui filme un film comme une œuvre cinématographique.

Amour et influences

2. En 1989, Gagman avait déjà tous les traits d’une œuvre singulière. Quelles ont été vos inspirations ?

Beaucoup de gens me demandent quelles ont été mes influences pour un film comme Gagman, quelles ont été les influences du cinéma muet. Au cours de ma jeunesse, et plus précisément durant mes études, il était extrêmement difficile de voir des films muets du fait de l’absence d’une vraie cinémathèque. Par exemple, il devait y avoir deux ou trois livres sur le cinéma à cette époque, pas plus. La figure de Charlie Chaplin que l’on peut voir dans ce film, ça ne vient pas directement de lui, mais plutôt du comédien Gagman qui l’imitait à l’époque. On avait d’ailleurs très peu d’argent pour faire ce film.

3. Dès votre troisième film, la thématique de l’amour est déjà très présente, très forte. Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser une comédie romantique ? Votre amour pour le genre ou simplement une idée comme une autre ?

Je me posais deux questions, à ce moment. Qu’est-ce que le cinéma ? Qu’est-ce l’amour ? En toute honnêteté, je pense que le cinéma et l’amour sont liés. Le cinéma existe pour quoi, finalement ? Il existe pour l’amour, non ? Mes films sont des questions sur le cinéma et l’amour à la fois.


4. Effectivement, First Love est les deux à la fois, du cinéma et une belle tranche d’amour. Mais, l’œuvre témoigne de solutions visuelles empruntées au genre fantastique (ralentis, objets volants, teintes peu réalistes). Pourquoi un tel mélange avec le genre romantique ?

Le cinéma est un art qui traite de la temporalité. J’avais beaucoup de mal durant l’écriture du scénario car j’avais l’impression que le temps essayait de s’échapper, de s’enfuir. Le but de l’art cinéma est de capturer le temps, ou encore le moment dans une image en mouvement. Et l’amour, lié au temps, est la vérité, bien plus qu’un simple amour entre un enfant et ses parents.


5. Votre portrait de l’amour et de l’adolescence, dans First Love, m’a fait penser à l’œuvre géniale de Obayashi Nobuhiko. On y retrouve cette même légèreté et une vraie gravité à la fois, ces solutions formelles nombreuses dans le but de dynamiser ou de rendre plus onirique encore l’amour…

J’ai entendu parler de ce réalisateur, de nom tout du moins. J’ai également entendu qu’il traitait souvent de la temporalité. Il n’est pas le seul puisque des cinéastes comme Alain Resnais ou Andrei Tarkovski traitent eux aussi du temps. Au Japon, dans certains mots et expressions, on dit que le temps est comme de la rouille qui s’accumule. C’est de ce temps là que je parle. Un critique britannique écrivit un article sur First Love, et le condamna, à cette époque-là je ne pouvais malheureusement pas le lire. Alain Resnais ou de Andrei Tarkovski considèrent le cinéma comme un art très personnel, tandis que je pense que le cinéma est aussi un art populaire. C’est pourquoi je pense que tous les genres cinématographiques peuvent être abordés.

Fixité et mouvement

6. Dans Their Last Love Affair, on y discerne beaucoup d’éléments très drôles. Mais il y a cette gravité dans de nombreuses poussées de violence, excessives. Pouvez-vous nous donner des explications quant à ce contraste ?

En temps normal, l’agressivité et la douceur sont en principe deux choses diamétralement opposées. Mais finalement, ne sont-elles pas étroitement liées, comme l’amour et la haine ? Comme la fixité et le mouvement qui sont à la fois le côté pile et face d’une pièce. Une expression coréenne, très utilisée dans la culture asiatique, vise à dire qu’il y a un mouvement dans la fixité.

7. Pouvez-vous nous en dire plus ? Appliquez vous cette expression dans la plupart de vos films ?

Cette idée s’applique aussi bien dans Nowhere to Hide que dans Duelist. Pour illustrer cette idée, j’aimerais citer les œuvres de OZU Yasujiro où l’on voit principalement cette idée de fixité. Pourtant dans notre esprit, on ressent, on perçoit cette idée de mouvement. C’est encore plus parlant lorsque nous sommes dans une salle de montage, où l’on agence ces images de sorte à produire cet effet de mouvement dans la fixité.


8. Le problème est que le spectateur occidental n’est pas forcément apte à comprendre ni même à percevoir cette idée au cinéma. Dans vos films, pour la plupart très recherchés sur le plan formel, on ressent davantage l’idée du mouvement.

Contrairement aux asiatiques, je pense que les occidentaux préfèrent l’idée de la fixité dans le mouvement. Il est difficile de trouver et de percevoir le mouvement dans le cinéma d’Ozu, il est aussi difficile de trouver des moments de stabilité dans mon film.

Visions de cinéaste

9. Comment percevez-vous l’adultère, dans Their Last Love Affair ? Est-ce un pêché ou est-ce finalement une nouvelle forme d’amour, totalement libérée?

Entre nous, ce film n’est pas réellement destiné à des spectateurs ordinaires. Ce film représente une lutte entre le réalisme et le fantastique. On est mariés, c’est la réalité. Pourtant on rêve d’aimer quelqu’un d’autre et d’être aimé par cette même personne, c’est tout la dimension fantastique. Et dès que l’on arrive à s’aimer, cela devient encore une toute autre réalité.


10. Vous avez tout au long de votre carrière abordé différents genres, comme la comédie romantique, le polar, le film de sabre ou dernièrement le thriller. Est-ce pour vous une manière d’expérimenter constamment de nouvelles choses ?

Quand on parle d’un film, on se focalise trop sur le thème sans parler avant tout de cinéma. J’ai rencontré dernièrement au centre George Pompidou un journaliste du Monde qui me disait que le cinéma était mort. Or, pour moi, il ne fait que commencer. Prenons l’exemple de Million Dollar Baby (Ndr : il me demande si j’aime ce film), pour moi ce n’est pas du cinéma. On a un matériel, un objectif standard, télescopique, du grand angle…Alors que dans mon film, Their Last Love Affair, il y a une scène où le personnage attend quelqu’un et la caméra tourne autour de lui à 360°, c’est une manière de filmer l’attente totalement cinématographique. Le mouvement et l’éclairage, ce sont des outils du cinéma. L’histoire ou le scénario ne sont pas des outils du cinéma. C’est la lumière qui crée le cinéma, tel que le commencement du monde dans la Bible, où l’on peut lire dès les premières pages, « que la lumière soit ». Il y a une grande différence entre ceux qui utilisent la lumière et ceux qui utilisent l’histoire. Vous voyez, (ndlr : il prend alors mon bras, le fait passer de la pénombre à une source de lumière à plusieurs reprises), ça c’est du cinéma.

Contraintes et mise en place

11. Pour terminer avec Their Last Love Affair, comment se sont déroulées les scènes d’amour ? Certaines sont plutôt osées, avez-vous eu des soucis durant le tournage ou auprès de la commission de censure ?

Le film a été produit à une époque où la censure était plus cool avec nous. Mais ce qui est intéressant c’est que les censeurs qui ont vu ce film ont pleuré. Il n’a donc pas eu de problèmes avec la censure.


12. La scène la plus sulfureuse est d’ailleurs filmée derrière une fenêtre, comme si la caméra voulait s’effacer devant les ébats du couple, de manière à faire preuve de pudeur…

Effectivement, et cette séquence renvoie à l’expression dont je vous parlais tout à l’heure. C’est une image fixe, la neige tombe, des gens passent, et le couple fait l’amour.


13. Pouvez-vous nous parler de M, des contraintes de tournage. Vous nous disiez que le film était bricolé alors qu’il est extrêmement stylisé d’un point de vue formel, c’est intriguant.

Avez-vous vu l’exposition sur Pierre Soulages au centre George Pompidou ? Ses œuvres ressemblent beaucoup à mon film M. Il commence à couvrir ses toiles de noir, et à la fin nait la lumière grâce à ce procédé. J’ai construit les décors artificiels de M autour d’un procédé similaire. J’appelle cela « le noir qui brille », bien que Pierre Soulages l’ait déjà découvert avant moi. Je calcule tous les plans à l’avance, mais je ne prends pas toutes les décisions durant le tournage. J’écris le scénario, je précise la position des caméras à mon chef opérateur, mais rien n’est décidé une bonne fois pour toute durant la prise. Comme tous les réalisateurs, pour savoir si un plan est juste ou si la distance est juste, je ne reste pas des heures devant mon écran de contrôle, je travaille davantage de manière intuitive. Et là, encore, qu’est-ce que le cinéma ? Tous les moments sont souples car ils s’écoulent, de même que le mouvement d’une caméra.

En France, mes films sont critiqués. Il y a une division nette entre ceux qui y adhèrent et ceux qui les rejettent. Pourquoi ? Parce que les gens pensent qu’un film doit se dérouler de manière très ordonnée. Pour les films de sabre, j’utilise par exemple une musique rock ou jazzy, c’est une approche du genre plus libre. Pour moi, la liberté est une forme de vie, c’est un peu ma « philosophie cinématographique ». Un exemple, l’un des points essentiels de la philosophie de Miyamoto Musashi est le suivant : quand il combat, en fin de compte, le plus important est qu’il tranche la tête tout en gardant son style. De mon côté, j’utilise tout ce qui est en ma possession pour réaliser un film, quitte à prendre à Hitchcock ou à Kubrick deux trois outils pour m’en servir par la suite.

Point de vue

14. Sans doute que le spectateur moyen préfère un cinéma plus classique et conformiste que celui qui mixerait plusieurs genres à la fois…

Je pense que les européens considèrent leur point de vue comme le seul point de vue possible. Pour apprécier mon cinéma, il faut changer sa manière de penser. Par exemple, le cinéma de Lee Chang-Dong est politique, celui de Kim Ki-Duk plus mystique, on connait. Mon cinéma, personne n’en avait vu. Lors de la sortie de Duelist en France, un journaliste avait écrit un article très positif à son sujet, disant que c’était un grand film.


15. Votre prochain film, alors, sera tout aussi unique ?

J’étais sur le point de démarrer un film sur Miyamoto Musashi, mais cela va prendre plus de temps que prévu. Mais j’ai un autre projet dont le titre anglais sera The Days of My Youth, une histoire qui se déroule dans l’armée. Si vous voyez ce film un jour, vous comprendrez alors tout ce que je vous ai dit durant cet entretien, car je vais vraiment tout mettre dedans. Je vais approfondir cette idée du « noir qui brille » dans l’agencement des décors notamment. Sans l’art « peinture », je n’aurais pas été capable de faire un film comme M. On a un immense héritage dans la musique grâce à Beethoven, dans les arts visuels grâce à Monet, Delacroix et bien d’autres. J’utilise cet héritage pour exprimer la même chose au cinéma. En revanche il y a des réalisateurs qui se servent de l’héritage des arts visuels pour en faire de véritables peintures, mais je ne considère pas les films de Peter Greenaway comme du cinéma par exemple.


16. D’une manière générale, que pensez-vous du cinéma d’aujourd’hui, qu’il soit coréen ou mondial ?

Nous avons de nos jours une grande diversité de thèmes, cela prouve que le cinéma a grandi et s’est bien développé. C’est grâce au néoréalisme, au surréalisme ou encore la Nouvelle Vague que le cinéma a pu évoluer. Mais ensuite ? La diversité des thèmes ne fait pas avancer le cinéma. Pas seulement en Corée mais dans le monde entier, au lieu de parler du cinéma, on parle de l’industrie comme on parle d’Histoire. Je pense que toute cette génération de jeunes doit parler de cinéma.


17. Au-delà de ce rapide état des lieux, notre vocation est avant tout de parler de cinéma…

Alors continuez ainsi. A mes yeux, les cinq réalisateurs les plus importants au monde sont Jacques Tati, Charlie Chaplin, Buster Keaton, Ozu Yasujiro et Frederico Fellini, ils font du cinéma comme on doit faire du cinéma. Et moi, bien sûr (Ndr : rires).

Chroniques :
Gagman
First Love
Their Last Love Affair
Nowhere to Hide
Duelist
M

Interview réalisée par Xavier Chanoine à Paris le 9 novembre 2009.
Mes sincèrement remerciements à Yoo Dongsuk et Bae Yong-Jae sans qui l'interview n'aurait pas été possible.

date
  • décembre 2009
crédits
Festivals