Angel Dust

Francis Moury

Enjeru Dasuto [Angel Dust] (Jap. 1994) de Sogo ISHII

Résumé :

Des femmes sont assassinées chaque lundi à 18H00 dans le métro en plein Tokyo par un tueur inconnu qui utilise une seringue hypodermique empoisonnée. Une psychologue de la police nommée Setsuko Suma, cherche à cerner son portrait avant qu'il ne frappe encore. Elle en vient à soupçonner son ancien amant, un psychologue spécialisé dans le re-conditionnement des jeunes gens rescapés des sectes. N'est-ce pas une de ses patientes qui commet en état second ces meurtres ? Et si oui, dans quel but ?

Critique :

Retour au long métrage pour Sogo ISHII après 10 années uniquement consacrées aux c.m. et à la musique. Un suspense mystérieux et déconcertant, au titre allusif aux effets de la drogue PCP, flirtant avec la tradition du film noir mais modifié par une approche esthétique surprenante, jusqu'à un final inattendu. À noter qu'un manga dessiné par Aoi NANASE porte aussi ce titre mais n'a aucun rapport avec ce film.

À partir d'un sujet de film policier classique, la mise en scène autant que le scénario portent le film vers les sommets du cinéma fantastique le plus pur. Le thème du criminel psychopathe est un thème classique du genre mais tout l'art de ISHII est de le renouveler en profondeur et de rebondir à partir de lui vers les abîmes du psychisme humain d'une part, vers une angoisse cosmique d'autre part. Certaines idées évoquent aussi bien Le Cabinet du Dr. Caligari que Metropolis, Fritz LANG que HITCHCOCK et ces deux influences visibles sont d'ailleurs reconnues par Sogo ISHII. Mais il a assimilé et renouvelé ces apports à ses propres préoccupations formelles et thématiques.

Du cinéma expérimental, Sogo ISHII a conservé le sens d'un montage d'une précision extrême, le sens de l'utilisation d'une musique originale et étrange, le sens de la rupture du rythme du récit qu'il distend ou synthétise avec une constante virtuosité et une constante puissance.

Des sujets classiques du cinéma policier et fantastique, il conserve la possibilité démente de meurtres commis par un aliéné lui-même contrôlé par le directeur aliéné de son asile (Caligari), la peinture angoissante d'un univers urbain futuriste dans lequel l'individu est écrasé ou condamné d'avance (Metropolis) et d'un univers naturel (le souvenir de l'exploration spéléologique, les poussières qui volent dans le rayon du soleil, les nuages) voué à la mort, à la destruction, au chaos, le sens du mystère et de l'angoisse (- qui tue ? - qui sera tué ? - quand ? - où ? - comment ? - pourquoi ? + problème du double et de l'identité, de la volonté de domination démoniaque à laquelle l'amour s'oppose = HITCHCOCK) et il réserve l'identité du tueur ou de la tueuse jusqu'au final.

L'originalité est ici de rebondir sur ces thèmes et ces situations porteuses de sens, mythiques, pour leur dégager un sens supplémentaire en les intégrant à leur tour dans une autre histoire : la psychologue est déchirée entre deux hommes qui ne sont pas définis d'avance et sont en devenir. Le psychologue semble dominateur et redoutable (cf. : sa philosophie nietzschéenne et sa théorie de l'amour comme entrechoquement et destruction assumée des atomes les uns par les autres, ramenant les humains à des grains de poussières) mais ne l'est peut-être pas. L'amant actuel s'avère un androgyne après son autopsie. Les informations fournies progressivement sur l'identité du meurtrier, sur celle des deux amants passés et présents de la Setsuko n'amènent qu'à renforcer le mystère profond de l'univers et de la société dans laquelle évolue l'héroïne. Et ce mystère est démultiplié par les scènes de dialogues - admirablement montées et rythmées - qui dénient au dialogue toute possibilité effective pour atteindre le vrai. Qui veut dominer l'autre, qui ment à l'autre en fin de compte ? Telle est la question dont la dimension visuelle la plus terrifiante demeure peut-être celle du dialogue de la psychologue avec son ancien amant n'apparaissant d'abord que sur un écran vidéo dans une salle de déconditionnement. Question dont dépend la vie voire la survie de l'héroïne.

De ce puzzle organisé comme une recherche vitale de la vérité, c'est semble-t-il finalement l'équilibre du cosmos qui pourrait bien dépendre. Coincée entre le Mont Fuji intangible et des tours de verre opaques, Setsuko pourrait bien symboliser l'équilibre mental et spirituel du Japon : précaire, menacé, inquiet de l'intérieur. Certes Setsuko est sauvée in extremis, mais la folie auto-destructrice qui a donné naissance à cette série de meurtres a bel et bien existé : on l'a vécu comme un mauvais rêve éveillé, pourtant bien réel. Sombre cauchemar issu des profondeurs de la mémoire, d'un désir de mort enfoui aussi au plus profond de la terre - cf. : la séquence du souvenir de la caverne. Ce désir de mort est combattu avec un certain désabusement par les protagonistes mais aussi avec l'énergie du désespoir jusqu'à un éventuel " amour fou " révélé in fine. Un cinéma cathartique à la précision chirurgicale, au pouvoir symbolique d'une puissance extrême. Il fallait peut-être 10 ans pour accoucher d'un film aussi beau et inquiétant, aussi novateur plastiquement. On se demande en fin de compte- et on bien prêt de répondre par l'affirmative - si, au fond, Sogo ISHII n'exprime pas à son tour, dans son registre contemporain, ce qui était déjà le thème majeur de l'angoisse d'un Inoshiro HONDA : celle de la mutation, ici non pas tant biologique ou atomique que psychique et sociologique. Si même la transmutation thématique opérée ici, loin de constituer une rupture avec le cinéma d'un HONDA, n'en serait pas l'approfondissement ultime.

Fiche technique :

Titre original japonais : Enjeru Dasuto
Mise en scène : Sogo ISHII.
Avec : Kaho MINAMI, Takeshi KAMATSU, Etsushi TOYOKAWA, Ryoko TAKIZAWA, Toshinori KONDA, etc.
Production : Kenzo HORIKUSHI & Eiji IZUMI.
Scénario : Sogo ISHII & Yorozu IKURA.
Dir. Photo : Norimishi KASAMATSU.
Mont. : Sogo ISHII & Hiroshi MATSUO 
Mus. : Hiroyuki NAGASHIMA.
Durée : 116 minutes, format standard 1.33 couleurs

 Vu à L'Etrange Festival 2004 le mercredi 08 septembre 2004 en présence du réalisateur.

PS Cinemasie: Conformément aux souhaits de l'auteur du texte, l'ordre français Prénom/Nom a été choisi ici plutôt que la convention cinémasie (ordre japonais Nom/Prénom).

date
  • janvier 2007
crédits
  • auteur
  • Francis Moury
Films