Yann K | 4.75 | Plus amer et meilleur que le remake de 1959 |
Ordell Robbie | 4.5 | Herbe au goût amer |
Xavier Chanoine | 3.5 | Un Ozu pas encore définitif, mais poignant. |
Ozu a fait un remake de ce film en 1959, Herbes Flottantes mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, ce premier opus, vieux de 70 ans maintenant, est meilleur. La grande différence n’est pas dans la parole (Ozu est LE cinéaste du cadre, si ça n'avait tenu qu'à lui, il serait resté au muet) mais dans l’esprit, symbolisé par le passage du noir et blanc à la couleur. Le deuxième film est beaucoup plus gai, même trop forcé dans la comédie, un peu trop tout, d’ailleurs, car il a quelques longueurs, tout en étant bien sûr, un excellent film (il n’y a pas de mauvais Ozu). Le premier film est sombre, sec. Mais, comme toujours chez Ozu, la tristesse ne naît pas d’un nappage (ou placage) mélo, elle semble intrinsèque à chaque situation, elle est naturelle, évidente, aussi impalpable que l’air. Ici, les cadres et le montage ont déjà cette évidence, cette force toute simple, qui fait émerger sans forcer les émotions. L’image est somptueuse mais pas décorative, elle est comme tout le reste, équilibrée, en demi-teinte, sans jamais être ni fade ni simpliste dans ses oppositions noir/blanc. Vue dans une copie flambant neuve, c’était du bonheur pour les yeux. Tout le film se nourrit de cette richesse visuelle : tout en étant plus clairement orienté vers la mélancolie que le remake, Histoires d'herbes flottantes semble à chaque instant plus ouvert, plus riche.
Les acteurs sont d’une sobriété unique pour un film muet japonais. Et comme dans Gosses de Tokyo, les enfants apportent la force vitale qui a déserté les parents. Ozu était, à l’époque, déjà une sorte de Truffaut par son art, alors unique, de diriger les enfants. Le petit Tomio Aoki (que l’on verra, 70 ans après, dans Not Forgotten de Makoto Shinozaki) est encore plus drôle que le gamin du remake. Il apporte des bouffées d’air mais ne parviendra pas, seul, à sauver le film de l’amertume qui l’empoisonne.
Entre la version muette et le remake de 1959, laquelle préférer? Ayant souvent tendance à etre admiratif plus qu'ému face aux Ozu de la fin, je choisirais plutot la version muette, gagnant à mon sens beaucoup en émotion par rapport ce qu'elle perd un peu en maitrise par rapport à sa soeur jumelle tardive. La force émotionnelle du film provient déjà d'un montage et d'une durée plus reserrés que ceux de la plupart des Ozu de la fin, d'émotions exprimées de façon plus directe, d'une plus grande noirceur. C'est donc bien le meme Ozu qui réalisa l'Amour d'une mère la meme année -à ce propos on peut remarquer que si l'Amour d'une mère annonce Crépuscule à Tokyo autant par son sujet que son traitement, le traitement dramatique de l'original et du remake sont ici aux antipodes-, celui n'hésite pas à souligner par son traitement une violence de sentiments exprimée de façon directe. La tristesse du film est renforcée par le score composé par Donald Sosin pour l'édition Criterion, score sous influence Schumann -compositeur favori d'Ozu- composé en fonction des vues qu'Ozu avait exprimées en interview et dans ses écrits sur la musique du film. L'autre grande qualité du film est la capacité d'Ozu déjà présente dans Gosses de Tokyo à tirer de grandes prestations désarmantes de naturel des acteurs enfants, donnant au film cette touche de spontanéité, de fraicheur qui fait le charme des classiques du muet contrebalançant un peu sa noirceur. D'un autre coté, dans l'original, le sens du cadre du cinéaste, ses fameux plans à hauteur de tatami sont déjà là, c'est maitrisé formellement mais le style Ozu déjà bien en place n'a pas encore atteint son plein développement et surtout le naturel d'exécution des films de fin de carrière, bref ce moment où la maitrise formelle ne se ressent pas comme telle mais semble couler de source.
On pourrait alors conclure au fait que les deux versions se "vaudraient". Sauf que la version de 1959 souffre de défauts au rayon scénario et montage mentionnés ici qui font que la version de 1934 la surclasse.
Ce n'est pas d'un point de vu narratif que le film d'Ozu est attaquable, mais plus dans son traitement fondamental où l'ensemble paraît écrit au fur et à mesure qu'il le tourne, alors en plein milieu des années 30. Si j'émet cette hypothèse critique, c'est parce que, en dehors d'être un excellent film, la fin surprend par son arrivée très -trop- rapide, nous laissant sur notre faim alors qu'elle laissait présager au moins vingt bonnes minutes de plus pour que l'on y sache un peu plus de choses sur le futur de la relation entre Kihachi et son fils caché. Le métrage se terminant en effet sur une querelle au sein du foyer, pour prendre fin totalement sur le repent de Kihachi prêt à connaître son fils alors que du côté de ce dernier, le mystère demeure encore.
Mais en dehors de ce petit reproche (même mes voisins nippons semblaient étonnés que le film se termine ainsi, de manière si brute), Histoires d'Herbes flottantes reste une formidable chronique en kimonos (le premier véritablement chez Ozu) rappelant par moment ses futurs films en couleur (abandonnant pourtant les travellings, mais dégageant cette impression de sérénité dans la mise en scène), filmés au ras du sol, bref l'Ozu que l'on connaîtra particulièrement dans les années à venir. Ce drame familiale est aussi l'occasion de voir un môme, Aoki Tomio (découvert dans le très court mais intéressant Le Galopin réalisé 5 ans avant) joueur et espiègle, attachant voir rusé (les séquences où il défie le vieillard de voler son argent) déployant l'étendue de son naturel sous la direction d'Ozu. Histoires d'Herbes flottantes semble aussi richement écrit (malgré cette fin critiquable), où les dialogues très nombreux nous rappellent que le muet peut très bien rivaliser en terme d'ampleur narrative avec un film parlé et logiquement plus détaillé et profond.