Xavier Chanoine | 4 | La grâce des grands Ozu au service de thèmes forts |
Ordell Robbie | 4.25 | le Beau Mariage |
Ghost Dog | 3.75 | Mariage tardif |
Si Eté précoce a tout du meilleur d'Ozu, aussi bien dans sa période des années 40 que dans celle à venir jusqu'au passage à la couleur, c'est parce qu'il use à merveille des thèmes qui lui sont chers, qui même si récurrents, arrivent à surprendre une nouvelle fois par une formidable variation des tons. Démarrant comme les meilleurs Ozu période couleur dans une atmosphère à mi-chemin entre le féerique (utilisation d'une musique aux sonorités de clochettes) et le burlesque, Eté précoce annonce déjà la "couleur" par son rythme effréné et son sérieux penchant pour la précipitation des choses : on découvre à peine la famille qu'elle se sépare immédiatement, entre le départ au travail de Koichi (Ryu Chishu) et celui des deux enfants, le spectateur ne sait déjà plus où donner de la tête. Même si le thème du film coïncide drôlement avec certains Ozu où il est question de mariage arrangé, Eté précoce ne joue pas totalement dans la même cour. Noriko (Hara Setsuko) est une jeune femme de 28 ans qui refuse de se marier de peur de rentrer dans une routine désagréable qui lui priverait de certaines libertés, elle essuie alors les nombreuses propositions de sa famille motivée à l'idée de la voir enfin se marier et d'assumer son rôle de future mère. Le problème est que Noriko n'a aucune envie de se marier à un homme mûr, même fortuné.
Le film d'Ozu s'avère aussi marquant d'entrée puisqu'il joue le contraste à fond : alors que la douce musique épate par son pouvoir hypnotique et particulièrement reposant, le contexte est alarmant : les protagonistes se rencontrent, se parlent, rient et crient de la plus belle des manières, masquant pourtant la crainte de la famille : voir Noriko devenir vieille fille. On y découvre alors avec plus de précisions le personnage de Ryu Chishu, toujours aussi ronchon et raide comme un balais (il enchaîne tout de même trois "nandesuka" d'affilé lors d'un dialogue!) évoquer la guerre et qu'il est tout à fait normal que Noriko ne trouve pas de maris puisque ces derniers ne veulent pas de femmes impudentes. Bonjour l'image de la femme! Ce contexte d'après-guerre raisonne encore visiblement dans la société japonaise alors en plein bouleversement. Autre thématique déjà abordée par le cinéaste, celle de l'enfance. On voyait déjà en Gosses de Tokyo l'attention particulière que porte Ozu à ses garnements (de même dans l'excellent Récit d'un propriétaire) mais Eté précoce annonce plutôt Bonjour dans un sens où une scène sera reprise quasiment à l'identique : la fuite des deux gamins déçus de ne pas avoir eu leurs rails, après une prise de bec avec -une fois de plus- Ryu Chishu. Bien entendu nous les retrouverons un peu plus tard dans la soirée près de la gare, affamés. Si Eté précoce mise avant tout sur le social et l'importance du mariage chez une famille japonaise, son auteur n'oublie pas les moments drôles, voir hilarants, lorsque notamment Aya (la sublime Awashima Chikage) et Noriko se moquent du patois de la ville d'Akita lors d'une discussion qui tourne au burlesque. C'est tout ce qui fait la force du cinéma d'Ozu, qui même si terne et pas très accueillant pour tout nouveau spectateur, recèle de purs moments de grâce.
A partir d'un pitch tournant autour de la question du mariage arrangé qu'il a usé jusqu'à la corde, Ozu offre un film confirmant la belle régularité de la tenue artistique de son oeuvre: il ne s'agit peut etre pas d'un film aussi maîtrisé formellement que ceux de la fin des années 50 et de sa période couleur mais il a quelques arguments pour lui qui lui font emporter le morceau. Si le cadrage n'a pas encore la précision de celui des Ozu de la fin, le compartiment montage offre en revanche très peu de scories -tout juste deux ou trois séquences trop étirées-, ce qui n'est pas négligeable pour ce qui est de contribuer à l'efficacité émotionnelle de l'oeuvre.
C'était aussi l'époque où Ozu n'avait pas encore abandonné le travelling -ils sont meme ici présents de façon fréquente à une échelle ozuienne- ou les mouvements de caméra en grue, ce qui, si ces derniers font que la mise en scène n'est pas totalement épurée, permet d'avoir quelques moments un peu plus dynamiques qui évitent le risque de léger endormissement presque toujours présent lorsqu'un Ozu atteint les deux heures. Endormissement aussi évité par une certaine drôlerie et des personnages attachants. Alors qu'il s'est souvent concentré sur le monde des salariés, Ozu évoque ici en partie le monde des affaires et de la médecine, ajoutant ainsi un peu de nouveauté à sa radioscopie du Japon de son temps. L'autre point fort du film, c'est Hara Setsuko dont vanter pour la énième fois la qualité de jeu nuancé revient à reprendre le même plat dans le même grand restaurant et constater qu'il est toujours succulent. Juste dire qu'elle joue ici les vieilles filles mais que par la suite Ozu lui fera jouer les mères, bref le rôle inverse de sa situation dans ce film-çi.
Et redire que les films d'Ozu dans la période qui a fait sa gloire peuvent se voir comme des mélodrames intériorisés, Ozu préférant la retenue et la recherche d'épure à l'emphase stylisée d'un Sirk sur des pitchs voisins.
Il y aurait sans doute beaucoup à dire d’une comparaison entre les deux démarches opposées de Mizoguchi et de Ozu sur la description de l’émancipation de la femme japonaise d’après-guerre. Quand le premier dénonce avec emphase et lyrisme la vilénie des hommes envers le sexe faible (Les Femmes de la nuit, Flamme de mon amour) en plongeant ses histoires dans les bas-fonds d’un pays ruiné et en revendiquant haut et fort l’égalité sur un ton très politique, Ozu choisit ici un chemin inverse avec un résultat tout aussi convaincant, voire même plus efficace selon les sensibilités (dont la mienne) : en restreignant son périmètre au cercle familial immuable des 3 générations grands-parents/enfants/petits-enfants, en insufflant une ambiance de sérénité à ce cadre rassurant, en mettant en scène un personnage féminin principal (Hara Setsuko) toujours souriant, poli et très attachant, il montre avec subtilité comment les bouleversements de la guerre aboutissent à un besoin de liberté se traduisant notamment par la volonté de travailler ou par le libre choix de son époux sans contrainte d’âge et sans consentement des parents. Une révolution silencieuse qui ne se fait certes pas sans remous, mais qui finit par être acceptée comme l’évolution normale des choses de la vie.
La morale de l’histoire ? Rechercher le bonheur, être indépendant, savoir se contenter de ce qu’on a, vivre simplement avec insouciance. De quoi magnifier un film qui peut paraitre au premier abord un tantinet bavard et longuet, mais qui recèle une richesse intérieure qu’il faut savoir apprécier.