A une époque où Imamura Shohei explosait artistiquement, Désir Meurtrier venait confirmer l’importance de son auteur sur la scène cinématographique nippone par ses audaces scénaristiques et sa veine provocatrice (comme parfaitement souligné ici-même) assumées. Cette liberté, ce désire de mettre en image des sujets pour le moins tabous au Japon, comme l’adultère. Ici Imamura évoque la passion autour de quatre personnes, au départ destructrice avec le viol de Sadako entraînant son envie de mettre fin à ses jours, puis une passion en guise de remède contre le criminel devenu obsédé par les belles rondeurs de sa victime, mais condamné à mourir de maladie. Parallèlement, l’époux de Sadako vit une relation extraconjugale avec une collègue et demeure égoïste et ultra-possessif envers Sadako, soupçonnant cette dernière d’aller voir ailleurs. Plus qu’un simple portrait d’êtres embarqués dans la spirale du secret et de la honte, ce Désir meurtrier n’a jamais aussi bien porté son nom, celui du 1. désir absolu conduisant à la gaffe et 2. de celui revanchard à un moment où Sadako ne supporte plus la présence de plus en plus étouffante de son agresseur de la veille, lui vouant une véritable obsession, presque ridicule, que ses ampoules n’arrivent pas à calmer, et qui souhaite s’en débarrasser dans un ultime élan raté. Le mal douloureux qui prend possession du corps de l’agresseur est du à la fois à sa maladie et à ses propres faiblesses de cœur/corps. De l’autre côté, le mari de Sadako représente l’archétype même du salaryman exigeant une femme boniche, qui se plierait également à ses pulsions sexuelles douteuses (tous deux s’appellent par «père » et « mère » lors de l’acte), n’exigeant aucun adultère de sa part alors que lui, bien au chaud, peut tranquillement prendre son pieds malgré une toux grasse rendant le personnage encore plus pathétique qu’il ne l’est. Imamura fera payer la curiosité malsaine en fin de métrage dans un accès de violence soudain.
Film fort dans sa démarche purement « analytique » de la situation et des comportements passionnels –dangereux- des protagonistes, Imamura filme aussi une longue descente vers la mort au goût d’inachevé : inachevé parce que Sadako n’arrivera jamais à franchir le cap pour rejoindre celles qui ont également souffert de violences sexuelles, et le spectateur sait très bien que rien ne se passera après le coup foiré de la pendaison (au pouvoir comique notable), mais questionne constamment le destin de cette dernière par une bonne utilisation de la voix off (rare mais nécessaire) et par une direction d’acteurs pleine de force. A ce propos, la performance de l’enrobée Harukawa Masumi est notable. Un rôle de victime et de pseudo tueuse montrant à quel point la passion peut pousser à bout, et si le dégoût est souvent présent, l’acte finit par avoir le dessus. Les scènes d’amour, donc, superbement éclairées, témoignent d’une sensualité toute pure, bien loin de la crasse ambiante. Le film peut d’ailleurs se targuer de posséder un éclairage assez unique (quelques rayons de lumières dans un nuage de noirceur), et comme toujours chez le Imamura de cette époque, un sens du cadre impressionnant. Reste l’ironie palpable même dans les moments les plus forts du film, à grand coups de ressorts à la Ennio Morricone, ce qui peut créer un drôle de décalage, parfois désagréable. Mais rien qui ne saurait faire de l’ombre à un film artistiquement réussi et convaincant dans à peu près tout ce qu’il entreprend sur 2h30.
Désir Meurtrier est un grand film sur la passion et un magnifique portrait de femme. Avec ce film, Imamura marque sa différence avec les autres cinéastes frondeurs de la nouvelle vague japonaise. Chez Masumura ou Oshima, les personnages livrés à leurs désirs passionnels sont isolés du monde et se réalisent hors la société. Chez Imamura, la passion s'inscrit dans le quotidien: l'adultère est montré comme un morceau de la vie de Sadako et de de son époux, une partie de leur vie quotidienne au même titre que le travail ou la vie de famille (le mari de Sadako connaissait d'ailleurs sa maitresse avant sa femme). La façon qu'a Imamura de filmer la sexualité est de ce point de vue exemplaire: dans ces scènes cadrées de très près, un élément vient toujours déplacer ailleurs le centre de gravité de la scène (un miroir, une lampe ou un animal). Symboliquement, les époux habitent en face d'une gare, ce qui signifie que la possibilité d'évasion est déjà présente dans leur quotidien.
La force provocatrice du film est de montrer qu'une humiliation ignoble (le viol) peut paradoxalement rendre un être plus libre, faire l'effet d'un électrochoc révélateur. Car ce viol va révéler à Sadako l'incapacité qu'elle a eu plus jeune à braver les interdits parentaux pour vivre sa sexualité. Et surtout elle va progressivement sortir de son role de mère de famille soumise et s'opposer frontalement à son mari et à sa belle famille qui refusent de lui reconnaître la maternité de son fils pour pouvoir ne pas lui donner sa part d'héritage. Elle n'hésitera pas à commencer à faire porter l'affaire en justice pour faire reconnaître son droit. Elle va aussi essayer de faire entendre son point de vue sur l'envie qu'a son mari (un adultérin qui veut être le seul du couple à avoir droit à des escapades extraconjugales) de venir habiter chez ses parents.
La passion va révéler à Sadako ses propres contradictions: un plan génial la montre dans le train en route pour rejoindre Hiraoka alors qu'en voix off elle clame le détester, elle reve également de son assassinat dans un train après avoir fait l'amour avec Hiraoka. Bref, elle est partagée entre le dégoût et la conscience de la nécessité de ses actes. Imamura en profite pour suggérer une dénonciation du miracle économique japonais: le mari de Sadako vit dans la routine du salaryman et la mére d'Hiraoka devait se prostituer pour survivre dans le Japon d'après guerre.
Surtout, à l'instar de Kurosawa ou du western spaghetti de la même époque, Imamura avait compris le pouvoir hypnotique des scènes de neige (Fargo n'a donc rien inventé de ce point de vue): la scène d'amour dans la neige est filmée à grands coups de caméras portées pleines d'urgence (dans le reste du film, une autre audace visuelle est le tournoiement de la caméra au-dessus des personnages pour réfléter les contradictions de leurs désirs). Les scènes finales vont cristalliser les enjeux du film de façon tragique et montrer un couple se reconstruire avec des rapports de force plus équilibrés.
Un film à voir impérativement pour se débarrasser du cliché sur Imamura cinéaste de festival.
On est souvent surpris par les chemins que prennent les personnages de Shohei Imamura bien que ce cinéaste semble souvent adopter le même ton, la même distance face au drame qui se construit autour de ses personnages. Une distance assez proche pour saisir la psychologie, et permettre l'empathie, mais qui garde assez d'espace entre le spectateur et les personnages, pour permettre une vision sur la condition de ses êtres se débattant contre la ligne que leur trace le destin... c'est à dire le récit.
Incroyable oeuvre de jeunesse d'Imamura : non seulement son sujet est d'une provocation extrême pour son époque, mais sa réalisation totalement en marge de tous les poncifs de l'époque et préfigure avec beaucoup d'années d'avance les futures réalisations indépendantes japonaises (et françaises).
Une oeuvre riche en interprétations et une véritable leçon de langage cinématographique pour tous les amoureux du septième Art et aspirants-réalisateurs. Film trop riche à n'être développé qu'en quelques lignes !