El Topo | 4 | Trilogie Daibosatsu Toge aka Satan's Sword aka Le col du grand... |
drélium | 3.75 | Du bon Misumi. |
Ordell Robbie | 3.5 | Malgré quelques longueurs, du cinéma de studio nippon 60's très estimable. |
Attention quelques spoilers, critique des trois épisodes
Satan's Sword est une série mythique du studio Daiei entamée par Misumi Kenji (réalisateur des deux premiers épisodes) en 1959 puis achevée par Mori Issei en 1961. Comme le Sword of Doom d’Okamoto Kihachi, Daibosatsu Toge est l'adaptation cinématographique d'un classique du début du XXième siècle signée Nakazato Kaizan (dont c'est d'ailleurs la seule production littéraire). Cette oeuvre-fleuve (près de 30 volumes...) fait le récit grandiloquent et foisonnant du parcours tumultueux d'un rônin à l’esprit corrompu, Tsukue Ryonosuke. Ce dernier, porté par son « instinct de mort » qui le pousse à tuer à peu près n'importe qui en faisant montre d'un nihilisme froid suit à travers le Japon de la fin de l'ère Edo une route qui le mènera au châtiment final, seule issue envisageable pour un personnage a priori si détestable.
Outre le savoir faire évident des deux metteurs en scène (quoique on puisse légitimement penser au vu de leurs productions respectives que Mori Issei est relativement plus limité que Misumi Kenji dans sa mise en scène, et ce même si la réalisation du troisième épisode qu'il délivre est d'une facture des plus estimables), la version de la Daiei peut compter sur un très bon scénario du réalisateur du muet et ex-Onnagata, Kinugasa Teinosuke (Une page folle, La porte de l'Enfer), et surtout une extraordinaire performance de son interprète central, Ichikawa Raizo, acteur mythique des film du studio Daiei dans les années 50-60, dont le jeu minimaliste et intériorisé à l'extrême confère une opacité et une richesse au personnage de Tsukue Ryonosuke qui vont à l'encontre du manichéisme pourtant de rigueur. En bonne figure légendaire du chambara, Tsukue Ryonosuke est présenté comme un sabreur impitoyable dont les qualités de bretteur confinent au fabuleux. Sa technique atypique ne fait qu'accroître la dimension de surhomme qu'endosse le personnage au fur et à mesure de ses rencontres plus ou moins sanglantes au cours desquelles il à l'occasion de faire la démonstration terrifiante de sa cruauté et son stoïcisme morbide.
Les scènes de combats sont rendues d'autant plus captivantes qu'à partir du deuxième épisode de la série Tsukue Ryonosuke se retrouve frappé de cécité. Outre que cela agrémente les confrontations d'une dimension surnaturelle de bon aloi (Tsukue n'a aucun mal à combattre ses adversaires et les fait passer de vie à trépas avec une décontraction difficilement concevable), cet handicap du « héros » que l'on retrouvera bien évidemment dans la filmographie de Misumi Kenji dès 1962 dans la série Zatoichi ne fait que renforcer le parfum d'équivoque dont le personnage central est nimbé puisque c'est à grand peine que l'on lirait une quelconque émotion au travers de ses pupilles closes.
Mais la série ne vaut pas que pour ses combats (excellents au demeurant), loin s'en faut. Situé à une époque clef de l'histoire du Japon, alors que le Shogounat est sur le point d'exploser, le récit intègre de larges pans du contexte historico-politique qui contribuent à l'ambiguïté du personnage de Tsukue Ryonosuke. En effet, ce dernier se retrouve (quoique involontairement et sans conviction avérée) embrigadé dans la milice du Tenchu, groupuscule révolutionnaire dont la révolte à l’encontre du shogounat sera écrasée dans le sang, mais qui annonce la fin de l’ère Edo et du féodalisme (concrétisée en 1868 avec l'avènement de l'ère Meiji). Or, le principal ennemi de Tsukue s'avère être un membre du Shinsen-gumi, clan qui incarne historiquement la répression féodale à l'égard de ces mouvements de révolte. Cette coloration politique donnée aux personnages finit de brouiller totalement des pistes déjà abstruses du fait du jeu particulier d'Ichikawa donc, mais aussi des nombreux paradoxes cultivés par son personnage qui ne font que rendre plus complexe la question de l’identification du spectateur. Les tourments qui semblent être ceux de Tsukue à l'idée d'avoir perdu son fils (alors même qu'il est l'assassin de sa propre épouse), sa science des armes si impressionnante et son handicap attisent presque l'empathie de qui suit ses aventures d’un œil partial. Qui pourrait prendre le parti de ceux qui voudraient se venger de cet homme dont l'âme est aussi impénétrable ? Qu'importe la noirceur et la cruauté ! Pour un peu on en viendrait à croire cet anti-héros magnifique quand il invoque le destin, la voie toute tracée de son existence qui l'amène à trucider l'un ou l'autre misérable, qu'il le mérite ou non.
Cet aspect nous amène d’ailleurs à une dimension de la trilogie qui est peut être la plus passionnante; le caractère donjuanesque du personnage de Tsukue Ryonosuke. En effet, toutes les ramifications scénaristiques de l'oeuvre concourent à en faire un pendant nippon du mythe européen de Dom Juan tel qu'il fut créé par Tirso de Molina au XVIIème siècle. Bien sûr le personnage interprété par Ichikawa Raizo n'a rien d'un grand séducteur, mais son parcours épouse dans ses moindres détails celui du Dom Juan de Molina et plus encore celui de Molière. En réalité si la froide machine à séduction de ce dernier peut se définir schématiquement comme un Thanatos qui se serait noyé dans l'Eros, le personnage de Tsukue présente une figure strictement inversée. Celui-ci semble sujet à des pulsions morbides qui l'amènent à massacrer quantités d'innocents, ce qui paradoxalement lui apporte la sympathie d'un spectateur venu assister à son quota de violence dépurative, et ce malgré tout ce qu'il peut sous-tendre de négatif. Par ailleurs, sa dimension de sur-homme au regard impénétrable attire à lui les bons sentiments voire l'amour désespéré de toutes les femmes (ou presque) qui viennent à croiser sa route, cortège de figures féminines ballottées par la logique archaïque des hommes de leur temps qui, une à une, se sacrifieront à leur manière pour cet homme qui ne leur rend qu'indifférence et mépris.
Autre élément hautement similaire au mythe donjuanesque qu'il invoque, l'idée de destin tout tracé, de fatalité (qui recoupe d'ailleurs ici le karma bouddhiste). Le premier film s'ouvre sur un crime anodin, une énième manifestation de la petite cruauté ordinaire de Tsukue Ryonosuke, détail qui s'apparente à un élément déclencheur de sa lente chute vers sa condamnation définitive. Comme Dom Juan, il sera averti à de multiples reprises, mais fera fi des mises en garde pour mieux dédaigner Bouddha et les dieux, se cachant derrière le spectre du déterminisme avec la petite morgue des inconséquents. Deux fois le destin dérobera le sol sous ses pieds, comme pour annoncer sa chute prochaine (dans une autre adaptation de la série, par Uchida Tomu cette fois, c'est justement le sort qui lui est réservé au terme du film, la fin de la version Mori étant sans doute plus forte car plus équivoque). A chaque fois Tsukue se relèvera. Mais peu à peu le poids de ses crimes se faisant trop important, ses victimes finiront par le rattraper. Sous ses pupilles closes, commenceront alors à se glisser les fantômes de ceux à qui il a pris la vie, et qui ressurgissent soudain, comme ressuscités pour pouvoir réclamer leur dû. Tout doucement, les remords et les illusions de regrets finiront de ronger son âme noire avant que la démence ne l'engloutisse définitivement dans une scène de tempête magistrale (qui évoque le meilleur du Nagawa Nobuo de Yotsuya Kaidan) où, portés par les éléments déchaînés de la damnation définitive, les fantômes prennent le pas sur sa raison et l'emportent à jamais, ce qu'aucun coup de sabre vengeur n'aurait su faire.
La grande qualité de cette trilogie ne fait qu'accentuer les regrets à l'idée que la version réalisée par Inagaki en 1935 est considérée comme définitivement perdue, et donne furieusement envie de découvrir la version d'Uchida, tournée 3 ans avant celle de la Daiei.
Satan's Sword 1 : 4/5
Satan's Sword 2 : 3,25/5
Satan's Sword 3 : 4/5