Inde multi-confessionnelle, Inde multi-conflictuelle
Dans Bombay, Mani Ratnam ne perd pas une minute. Sans ambigüité, il nous claque d’entrée 2 gros plans sur les visages des 2 amants qui seront au centre de son histoire, pour bien nous faire comprendre qu’ils ont eu le coup de foudre : Shaila Bano, la musulmane voilée qui reste tout le temps avec ses copines pour éviter les hommes, et Shekhar, l’hindou qui fait des études de journalisme à Bombay et qui est de passage dans son village natal. Ratnam ne perd pas de temps, et pour cause : sa romance n’est qu’un prétexte à une charge féroce contre les tensions interreligieuses qui empoisonnent les relations humaines en Inde, empêchant les gens de vivre en paix, de profiter de leur liberté individuelle, et accessoirement empêchant un développement économique plus rapide du pays. Sa démarche consistant à rapprocher les hindous et les musulmans s’inscrit explicitement dans la vision pacifiste d’un Gandhi qui avait toujours souhaité l’union de l’Inde, y compris jusqu’au Pakistan et au Bangladesh.
Deux parties distinctes composent ce film important et courageux, récompensé aux Filmfare Awards indiens et auréolé d’un grand succès public. La première se déroule dans le petit village des 2 amants, un village où chacun vit dans sa communauté d’origine, en tolérant l’autre tant que chacun reste tranquillement chez soi. Il suffit qu’une étincelle jaillisse un beau matin (un amour interdit par exemple) pour que les insultes et les menaces de mort pleuvent. Devant la détermination de Shekhar et Shaila à vivre ensemble, les positions se raidissent de part et d’autre, contraignant les amants à quitter le village en cachette pour rejoindre la ville, seul lieu où ils pourront vivre leur amour dans l’anonymat, en évitant les palabres, les remontrances et les procès d’intention. Ratnam nous offre en substance, et peut-être sans le vouloir, une magnifique explication de l’exode rural qui sévit partout dans le monde : la volonté de la jeunesse de quitter des mentalités conservatrices et de s’émanciper d’une famille trop possessive afin de s’épanouir à l’abri des quolibets dans une vie qu’elle aurait choisie, sans avoir à renier ses convictions.
Mais cette apparente liberté retrouvée a son revers de médaille. Car dans la mégalopole, toutes les tensions auxquelles on croyait avoir échappé s’y révèlent parfois encore pire qu’imaginées, démultipliées, proportionnellement à la concentration humaine sur un espace donné – les disputes de village passant alors pour d’agréables discussions entre amis. Ce qu’évoque Ratnam dans sa seconde partie, ce sont en effet les émeutes de Bombay en 1993 qui ont fait plus de 2 000 morts après la destruction d’une mosquée par des pèlerins hindous, un évènement dramatique qui lui est apparemment resté en travers de la gorge. Tellement d’ailleurs que l’intérêt du film commence paradoxalement à en pâtir dès que les scènes de massacre pointent le bout du nez – la colère est mauvaise conseillère : Ratnam en fait trop, il exagère son propos, n’y intégrant plus la moindre subtilité, devenant juge et moralisateur, voire caricaturiste. « Regardez-vous vous entretuer, bande d’imbéciles ! » semble-t-il hurler, « Espèces d’illuminés, vous massacrez des femmes et des enfants ! Et quel sort réservez-vous à des enfants mi-musulmans mi-hindous ? Vous ne savez pas, vous n’avez pas réfléchi à la question hein ? ». Le message est sans doute nécessaire pour les spectateurs indiens tentés par l’intégrisme, mais il est asséné avec la délicatesse d’un char pour le spectateur européen, notamment sous un aspect patriotique très militant ressemblant à « Nous sommes indiens avant d'être hindous ou musulmans ». Une erreur que ne recommettra pas Ratnam dans son film suivant, l’excellent Dil Se, où Manisha Koirala mettra encore plus en avant son indéniable talent de comédienne, et où l’idole Shahrukh Khan remplacera un Arvind Swamy certes convaincant, mais pas des plus sexys...