Une première oeuvre/révélation éclatante qui reste parfois à quai...
Critique portant sur les quatre parties
A l’Ouest des Rails, c’est le souffle épique du roman du dix-neuvième siècle retrouvé au travers de conditions d’élaboration proches de celles du B movie dans son sens originel, un projet cherchant vraiment à renouveler le cinéma loin du vacarme tapageur des petits malins ou des roublards qui claironnent leur pseudo-révolution du cinéma juste pour faire mousser leur ego.
Le film de Wang Bing est rien de moins qu’un documentaire qui enregistre quelque chose en train de disparaître, un retour à l’esprit des chefs d’œuvre néoréalistes, un film monde foisonnant de personnages attachants, une œuvre transformant la réalité quotidienne d’un Nord industriel de la Chine en pleine mutation en grand et ample roman qui à la manière des romans du dix-neuvième siècle se permet des digressions fascinantes par rapport à son thème principal (les histoires d'amour dans le village...) sans jamais perdre de vue la rigueur de sa structure d’ensemble, témoigne de son temps en en offrant un commentaire social d’une grande richesse et peut rivaliser avec ce versant-là de la littérature par sa longue durée. Mais il s'agit également d'un témoignage de ce que le réel peut avoir de cinématographique vu qu’il débusque le burlesque contenu dans une situation réelle, contient une histoire d’amour impossible, des moments de tristesse, du suspense, des coups de théatre, des passages chantés au karaoké, des disputes où on risque d’en venir aux poings, des dialogues entre collègues qui font éclater des observations sur la Chine contemporaine bref a cette diversité des genres abordés et des émotions exprimées qui retrouve le charme et la fraicheur des chefs d'oeuvre du muet. Le tout associé à un vrai regard de cinéaste capable de déceler l’ironie derrière un écriteau d’usine ou une ouvrière sur le départ qui chante au karaoké un hymne propagandiste aux réformes économiques de la Chine, qui filme les zones industrielles à coup de longs plans séquences hypnotiques filmés depuis un train, suit de dos ses personnages à coup de caméra à l’épaule, déploie une énergie folle cherchant à saisir tout ce qui l’entoure, use parfois avec talent du hors champ.
Au cours de ces neuf heures s’échelonnant sur une longue période de temps, on a rien de moins qu’une floppée d’observations sur la façon dont le régime en place encourage les ouvriers à acheter des actions et tente de leur donner foi dans le libéralisme économique, sur la dureté de leurs conditions de travail, sur la façon dont leur santé est mise en danger par leurs conditions de travail, sur le monde des hopitaux du Nord de la Chine, sur l’évolution des rapports hommes/femmes en Chine, sur les frustrations masculines dans le domaine sexuel et sentimental, sur la libération des mœurs –l’hilarant dialogue sur l’échangisme-, sur les privatisations vues comme un remède miracle à tous les problèmes économiques, sur la précarité –les saisonniers-, sur la marginalité –le vieillard sympathisant avec le monde du ferroviaire-, sur une jeunesse cherchant à se donner une contenance à coup de costards et de clopes, sur la difficulté d’obtenir sa paye, sur l’avenir bouché quand on a pas le niveau d’études suffisant, sur les ventes de rue à la sauvette, sur les loteries exploitant les reves de richesse suscités par la société libérale, sur l’endoctrinement d’un peuple pour qu’il accepte sans broncher les changements économiques, sur les conséquences de la révolution culturelle et des réformes des années 80, sur la nostalgie ouvrière d’un passé glorieux de l’industrie de leur région.
Le film commence tout d’abord par enregistrer dans toute sa précision et à tous ses stades le travail ouvrier à l’usine dans son exécution, ses pauses, ses à cotés et ce jusqu’à la fermeture des usines puis s’attache au destin des anciens ouvriers avec ses surprises et leurs soucis de santé avant d’acquérir une autre dimension lorsqu’il décrit la vie quotidienne, intime dans la ville voisine et place la question de la disparition d’une industrie dans celle plus large des transformations de l’espace urbain (disparition de logements afin que les investisseurs privés puissent reconstruire une ville moderne) avec les questions de relogement, de disparition d’une page de la vie des habitants que cela implique. Enfin, après l’enregistrement de cette disparition, le film revient vers le monde des rails en offrant une vue du travail industriel cette fois du point de vue des cheminots déplaçant des matières premières en offrant une forme de Post Scriptum, de complément aux parties précédentes au travers d’une figure intégrée à cet univers –il est accepté par les cheminots- tout en étant marginale qui va finir par reconstruire quelque chose (une nouvelle communauté formée d’amis) hors de ce monde qui disparaît contrebalançant le pessimisme des parties précédentes en montrant que malgré la disparition physique il reste encore un peu de ce passé.
La limite, c’est qu’en l’état –son montage original présenté à Berlin était de cinq heures avant que le film trouve des soutiens pour etre monté plus longuement- le film est beaucoup trop long –d’une heure trente environ, ce qui n'est pas beaucoup en proportion par rapport à sa durée mais finit par peser lorsque comme moi on découvre un tel film d’un coup en une journée, surtout quand le trop long est concentré sur la troisième partie du film-, qu’il devient moins palpitant lorsqu’il décrit la disparition d’un espace urbain que lorsqu’il s’attache au quotidien plus prosaique des personnages, que la dernière partie, si elle redresse nettement la barre par rapport à la partie du film consacrée à cette disparition, ne contient que peu de très grands moments de cinéma –le dialogue sur l’échangisme cité plus haut-.
On a donc un film qui compte, la révélation éclatante d'un cinéaste chinois qui compte dont on suivra avec intérêt la suite du travail et notamment ses projets de fiction mais qui avec une durée plus raisonnable aurait pu etre un chef d’œuvre du documentaire et pas seulement un beau film pas totalement à la hauteur de ses nobles ambitions. Peut etre parce que c'était une première oeuvre d'un cinéaste qui n'a pas encore assez de "métier" en tant que documentariste pour faire le tri dans une quantité filmée titanesque comme avait pu le faire Rithy Panh avec S21. Là c'est juste une de ces oeuvres qui n'ont pas besoin d'etre parfaites pour etre marquantes, touchantes, obsédantes, importantes...
Note Globale d'Estime: 4.5/5
Notes séparées:
Rouille I: 5/5
Rouille II: 4.5/5
Vestiges: 2/5
Rails: 3.5/5
Passionnant pendant 4 heures, ennuyeux pendant 5 heures...
Critique portant sur les quatre parties
Oser réaliser un documentaire de 9 heures sur un sujet quelconque, c’est le placer à importance égale de la shoah et de son documentaire éponyme signé Claude Lanzmann, qui dure également 9 heures. Un pari risqué donc, qui frise d’emblée la prétention artistique. Oser présenter au monde un visage de la Chine aussi inattendu et à contre-courant est tout aussi risqué, car subversif et politiquement incorrect : cette Chine qui s’éveille à la démocratie et à l’économie de marché et qui, de loin, ressemble à un nouvel eldorado, est-ce aussi cette Chine qu’on nous montre ici, celle de la précarité, de la mauvaise gestion financière conjuguée aux mauvais choix de management, celle du mépris des ouvriers malgré sa longue culture communiste, du gâchis, de la pauvreté et du malheur ?
Avec une telle ambition, Wang Bing était au pied d’une montagne infranchissable, au pied d’un Everest à gravir sans bouteille d’oxygène et surtout sans filet de sécurité. Son choix d’investigation, tout aussi réfléchi qu’improvisé, est heureusement à la hauteur. Il se caractérise tout d’abord par une extrême simplicité matérielle et humaine : l’équipe du tournage est composé de Wang Bing et… c’est tout. Lui seul, derrière sa petite caméra numérique, son direct sans ingénieur du son, sans perchiste, sans même un ajout de micro sur la caméra, tout simplement : un documentaire presque à la portée de tout le monde, mais avec une vision d’auteur et un travail sur la durée (3 ans passés avec les ouvriers du complexe industriel qui frôle le million d’individus) qui le rend totalement professionnel. Cette méthode de travail porte ses fruits à l’écran : l’amateurisme créé par la caméra vidéo et par certains plans surexposés, tremblants, zoomés maladroitement n’est finalement pas grand-chose comparé à la sincérité, à la justesse, à la Vérité – si tant est qu’elle existe – qui se dégage des réflexions, mouvements et réactions des hommes et des femmes filmées. C’est simple, rarement on a vu sur grand écran des gens se livrer avec un tel naturel, livrer à la caméra leur corps dans sa nudité, sa folie, et livrer leur âme dans ses revendications, ses dénonciations, sa douleur, sa joie, son fatalisme. Tel un magicien, Wang Bing a réussi quelque chose de remarquable : faire disparaître la caméra d’un tournage et laisser laisser l’action s’enregistrer toute seule…
Mais malgré cette prouesse aussi bien technique qu’artistique, les 3 parties de A l’Ouest des Rails sont très inégales, ce qui gâche grandement la démonstration théorique du tout. Ce documentaire vaut en fait principalement pour sa première partie, Rouille, dont le processus de construction narrative est tout bonnement implacable. Sur 4 heures, Bing prend d’abord son temps pour présenter le site industriel, les usines, leurs activités, et les ouvriers qui font vivre le site : plans séquences hypnotiques de la géographie des lieux à bord d’un train, images de fabrication, d’assemblage, de chauffage, de stockage,… Tout en laissant son spectateur se familiariser avec l’endroit, il insère alors une lente tension dramatique provenant de l’incertitude des ouvriers en l’avenir : l’oxydation avant la rouille. Commence alors un portrait terrifiant d’une usine en fin de vie, sorte de gigantesque navire sans capitaine ni gouvernail (Bing a d’ailleurs tourné pendant tous ces mois sans aucune autorisation !), ouvriers livrés à eux-mêmes, salaires non payés, menaces de licenciements, tout cela obéissant à une irréversible restructuration économique du pays qui laisse peu d’espoir. A la fin de la première partie, on est assez soufflés par la démonstration, et surtout par l’aspect totalement universel de ce qui se passe : de tels évènements ont du se produire dans tous les pays depuis au moins 2 siècles, et à travers un cas particulier contemporain, on tourne également une page d’histoire, celle par exemple de la fermeture des mines de charbon ou des usines textiles / sidérurgiques en France durant les précédentes décennies.
On se demande alors de quoi Bing va bien pouvoir parler durant la deuxième partie de Rouille, et on est au final encore plus bluffés : ce qui n’était que menaces et incertitudes devient réalité devant nos yeux, l’usine périclite, les factures de gaz et d’électricité trop élevées contraignent les ouvriers au chômage technique en hiver et à la réparation des canalisations explosées lors des premiers beaux jours, puis l’usine ferme définitivement, est laissée à l’abandon, lentement démontée, désintégrée, comme si elle n’avait jamais existée. C’est bouleversant.
Les deuxième et troisième parties de A l’Ouest des rails sont bien moins convaincantes : le choix d’un point de vue borné à celui des ouvriers sans aucune confrontation avec l’autre bord, à savoir le patronat, l’administration ou le gouvernement était justifié dans Rouille, mais dans Vestiges et Rails, il devient une option de facilité. Confortablement caché derrière son objectif, Bing filme la destruction d’un village puis le spleen de cheminots sans prendre part à l’action, et cela tourne bien souvent à vide : il s’attarde pendant une heure sur des discussions quotidiennes banales et stériles de villageois sans qu’on en retire grand-chose, et ça devient aussi pesant que le pire des Hou Hsiao Hsien ; il multiplie les travellings à bord de trains sans qu’on sache vraiment où il veut en venir ; il se penche sur l’amourette d’un vieux cheminot sans trouver matière à un dénouement, qui paraît très, très long à venir. Bref, il manque à ces 2 dernières parties un monteur qui n’ait pas peur de couper les scènes inutiles, et qui aurait pu faire passer le tout de 5 heures à 2 heures sans qu’on y perde au change : plus de rythme, plus de sens, plus de stimulation, pour plus de plaisir tout simplement. Certes, il doit être dur de se séparer de plans qui s’étendent sur 3 ans de tournage, mais ce n’est pas une raison…
Note Globale d'Estime: 3/5
Partie 1 : 4/5
Partie 2 : 4,5/5
Partie 3 : 1/5
Partie 4 : 1,5/5