Masseurs aveugles : 1938 vs 2008

A la sortie de The Masseurs and a Woman en 1938, le cinéaste Shimizu Hiroshi ne s’attendait sûrement pas à voir son film repris pratiquement plan par plan soixante-dix ans plus tard par l’un des cinéastes nippons les plus créatifs des années 2000, Ishii Katsuhito. Alors que le spectateur occidental découvrait en 2004 un auteur capable de manier poésie et fantaisie dans un contexte banal (les aventures pas communes d’une famille japonaise tout ce qu’il y a de plus normale) avec le foutraque mais attachant Taste of Tea, voilà que l’auteur remarqué pour son approche originale du quotidien revient aux sources mêmes du cinéma classique nippon d’avant-guerre en réalisant le remake d’un film méconnu dans nos contrées (tout comme son auteur), à savoir Masseurs and a Woman -Anma to Onna- et laisse par la même occasion son esprit créatif au placard pour faire dans le solide, le zen, l’exigeant. Si les personnages de l’univers de Ishii Katsuhito ont toujours eu quelque chose en plus que les gus de la vie courante, le cinéaste garde cet esprit de mettre en scène des types décalés, ce sont ici les aveugles bien malgré eux qui exagèrent chaque mouvement et réaction dans une optique de coller le plus possible à ce qui se faisait dans le cinéma muet ou dans le jeune cinéma parlant.

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Dans l'original, les jeunes femmes présentes au début du film ne sont montrées que de dos tandis que dans le remake, Ishii Katsuhito n'hésite pas à les montrer de face pour accentuer leur côté "peste".

Ce qui est intéressant dans les deux films, tant leur proximité est évidente, c’est bien entendu le rôle de Toku l’un des deux masseurs nouvellement arrivés, sa cliente venue tout droit de Tokyo, et un jeune enfant et son oncle venus eux aussi se reposer à la source thermale. Entre amour, jalousie et plaisirs de la vie de tous les jours (le bain, la pêche, les massages), les destins vont s’entrecroiser malgré la rumeur qui circule au sein de deux auberges comme quoi des vols y sont commis. Ce dernier point n’est d’ailleurs qu’un prétexte à créer le doute et à instaurer un suspense médiocre tant il s’avère peu exploité. Rien de grave compte tenu de l’aspect mélodramatique exploité à mort chez l’un, savamment dosé chez l’autre. La grande différence entre les deux films, hormis la durée plus longue de 30 minutes chez Ishii, réside dans le traitement. Tandis que Shimizu reste distant et relativement froid dans les rapports des personnages, ne laissant que très peu de place au pathos malgré l’approche tout de même mélodramatique du genre, Ishii verse quant à lui dans le larmoyant de part l’utilisation très récurrente du piano et des plans rapprochés comme pour coller aux émotions des personnages, cela change des cuivres gais de la version de 1938. De plus l’exécution plus rapide de chaque situation ne laisse alors au spectateur que peu de temps pour s’attacher pleinement aux protagonistes, tandis que Ishii s’attarde et allonge les séquences sans pour autant trahir le script original de Shimizu Hiroshi et dénaturer l’esprit du film : les deux œuvres paraissent alors tellement familières après visionnage qu’il faudrait faire la fine bouche pour s’offusquer devant les 30 minutes supplémentaires du remake.

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Si la différence reste minime, dans l'original les jeunes femmes semblent descendre la pente tandis qu'elles la monte dans le remake. A noter leur posture quasi identique.

L’humour qui tient une place importante dans les deux œuvres reste préservé dans les deux cas et fonctionne de la même manière, effectivement le hors-champ permettait à l’époque (et encore aujourd’hui) d’éviter toute démonstration de violence inutile pour en extraire finalement son approche la plus drôle, la plus cocasse, comme lorsque Toku décide d’en finir avec les étudiants de la source thermale un peu trop provocants : dans le premier plan l’aveugle est face à ses adversaires dans la nuit noire, dans le second plan ses adversaires bien amochés grimacent face caméra ; la caméra qui faisait dos aux adversaires leur fait à présent face comme pour accentuer la raouste qu’ils ont pris la veille, et au troisième plan de montrer Toku sortant du lit avec deux gros sparadraps très bande-dessinée criant victoire. L’aspect comique ne se repose heureusement pas uniquement sur les bagarres en hors-champ, le fait que Toku et Fuku ne puissent voir engendre forcément quelques bousculades sur un chemin étroit aussi bien négociées chez l’un que chez l’autre, sans tomber dans la blague facile, mais ce qui marchait parfaitement à l’époque du cinéma d’avant-guerre prend ici une tournure moins folichonne mais plaisante à l’heure où le cinéma nippon ne ressemble plus vraiment à celui d’antan.

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Dans l'original, l'un des aveugles au bord de l'eau se situe à gauche de l'écran tandis que sa position diffère complètement dans le remake.

C’est pourquoi voir débarquer un Masseurs and a Woman (1938, tout de même) remaké quasiment au plan près étonne tout autant que de voir débarquer le dernier Sono Sion d’une durée de 4h, ils n’auront probablement rien à voir entre eux, mais peuvent « marquer » simplement grâce à leur exécution à des années lumières du tout venant nippon de base. My Darling of the Mountains est d’une telle rigueur et d’une telle propreté qu’il rappelle ce que Yamada Yoji continue de faire avec des films dans la veine du cinéma classique nippon au sens le plus noble du terme, son dernier Kabei en est la confirmation absolue. Ishii pose sa caméra toujours là où il faut, cadre avec une exceptionnelle précision, la lumière n’est jamais clinquante, le bonzaï lors du premier traveling latéral dans la station de soins annonce déjà cette zénitude évidente. A l’image des établissements fréquentés par la clientèle des masseurs, ce film « fait du bien ». Fait assez exceptionnel compte-tenu du calque très fidèle de l’œuvre originale de Shimizu que l’on peut saluer encore davantage tant elle faisait déjà preuve en son temps d’une vraie rigueur formelle à tous les niveaux, marquée par des travelings arrières portant la marque de son auteur.

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Dans l'original le petit garçon commence à se laver en dehors de l'eau face caméra, tandis qu'il se lave de dos avant de rejoindre son oncle dans le remake. Un enfant intégralement nu n'est plus politiquement correct. 

Fidèle jusqu’au bout à Masseurs and a Woman, l’œuvre de Ishii tente aussi de coller le plus possible aux personnages originaux, jusque dans leur physique très similaire. Ainsi Maiko (Michiho, la cliente) rappelle Takamine Mieko de part sa gestuelle et son physique sans pour autant lui faire de l’ombre avec une interprétation un cran en-dessous, sans doute moins inspirée, moins sincère. Les deux aveugles ont presque eux aussi la même gestuelle, des mouvements grossiers mais jamais moqueurs. On en rit sans les montrer du doigt en pouffant comme le premier mal venu, d’où une direction d’acteurs tout sauf en roue libre respectant un minimum le profil des masseurs inspirés par Shimizu soixante-dix ans plus tôt. Sans doute que le gosse chez Ishii est ici plus attachant, son jeu moins sec mais tout autant peste reste plus kawai : les fausses larmes lui valent d’ailleurs la Palme du garnement du jour. Hélas chez l’un comme chez l’autre, le personnage de l’oncle douteux et officieusement amoureux de Michiho ne remportera pas tous les suffrages, trop effacé et pas assez exploité au final, malgré le talent intrinsèque de Saburi Shin (Le Goût du riz au thé vert) et Tsutsumi Shinichi que l’on a pu voir dans Always - Sunset on The Third Street ou encore le dernier Gosha.

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En fin de métrage, Michiho regarde clairement le véhicule partir vers la gauche, tandis que la direction du regard et du véhicule change dans le remake. A noter la ressemblance des kimonos et des véhicules.

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L’expérience vaut en tout cas le détour, rien que pour s’essayer aux petites comparaisons entre les deux films. Cependant un constat immédiat s’impose après visionnage, avec l’évolution du cinéma et de ses codes (qui évoluent aussi avec le temps) l’œuvre d’Ishii ne joue pas sur le même terrain que celle de Shimizu, de part son traitement qui laisse une belle part au « facteur larmes », il suffit d’ailleurs de prêter attention à la conclusion de chacun des deux films, l’une est particulièrement sèche (Shimizu) tandis que l’autre est étirée et montre plus de fois qu’il ne faut les émotions des personnages en se focalisant notamment sur les visages, bien accompagné par un score au piano tout ce qu’il y a plus mélodramatique et donc potentiellement très touchant –lourd ?- là où Shimizu gardait une vraie neutralité. Comme un épisode qui prend logiquement fin et dont on n’attend ni larmes ni sourires dans la mesure où nous sommes déjà préparés à une conclusion de ce style. Le film reste le même, avec une fidélité assez bluffante donnant tout son sens au terme « remake », mais la manière d’appréhender l’œuvre varie. Ishii aurait donc remaké (presque plan par plan, il faut insister) un vrai beau film de Shimizu tout en projetant un vrai regard d’auteur ? Définitivement oui, et profite par la même occasion de filmer la nature et les espaces vides avec un vrai talent pictural.

Pourquoi My Darling of the Mountains est un véritable remake de Masseurs and a Woman :

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Masseurs and a Woman
est disponible chez Shochiku Home Video dans la collection Shimizu Hiroshi vol.1 Landscape et My Darling of the Mountains chez Geneon. L'ensemble des films sont proposés dans de belles copies avec sous-titres anglais.

date
  • janvier 2009
crédits
Films