Interview TAKEYA Syûji

Astral ProjectJeune mangaka qui monte, TAKEYA Syûji était l'invité du dernier Japan Expo (juillet 2007) à l'occasion de la publication de son manga Astral Project chez Casterman, dans sa collection Sakka. Un manga qui n'a pas été scénarisé par n'importe qui puisque c'est TSUCHIYA Garon, le créateur de Old Boy, le scénariste aux mille pseudos - dans ce cas Marginal - et à la déjà longue carrière qui se charge d'écrire le récit. Un homme au CV plutôt conséquent : collaborations avec Jirô TANIGUCHI, Kaiji KAWAGUCHI, Katsuhiro OTOMO, Taiyô MATSUMOTO, Naoki URASAWA, Kyokô OKAZAKI, Ryôichi IKEGAMI, Hisashi EGUCHI etc... Un parrain au poste de scénariste qui assure sans aucun doute un minimum d'avenir au manga Astral Project, édité simultanément au Japon et en Corée. Le dessinateur TAKEYA Syuji revient évidemment sur son travail avec le vieux mangaka dans cet entretien, mais pas seulement. Il était accompagné à cette occasion de son éditrice – représentant l'éditeur japonais Enterbrain – Sakiko SAÏTO. Les interventions de cette dernière au cours de l'interview sont signalées en italique.

Mangaka né sous une bonne étoile

 C'est la première fois que vous êtes publié en France et nous ne connaissons pas encore très bien votre parcours, pourriez-vous nous dire comment vous en êtes venu à exercer le métier de mangaka ? 

Et bien c'est à l'âge de 19 ans que je suis vraiment devenu professionnel. A cette époque j'avais envoyé des dessins à différents éditeurs et rédactions de magazines, des histoires que j'avais dessinées et un de ses magazines a été assez intéressé pour me publier.

A cette époque-là, quelles étaient vos références dans le monde du manga, quels auteurs vous inspiraient particulièrement ?


Lorsque j'étais enfant c'était surtout TORIYAMA Akira, plus
Dr. Slump que Dragonball, Doraemon évidemment ; quand j'étais au collège c'était plutôt OTOMO Katsuhiro. Et puis à partir du collège, en plus du manga j'ai aussi regardé beaucoup de dessins animés, de jeux vidéo. A l'époque où j'ai envoyé mes histoires pour être publié j'étais beaucoup marqué par la mangaka OKAZAKI Kyôko (ndr : auteur de Helter Skelter, Pink..., mangas à destination d'un public féminin, publiés chez Sakka en France).

Avez-vous eu une expérience en tant que dessinateur amateur (Dôjinshi...) ?


Non, absolument aucune.

Et avant d'entamer votre collaboration avec Mr. TSUCHIYA sur Astral Project, connaissiez-vous son travail ?


Bien sûr je le connaissais de nom, de réputation et j'avais pu lire quelques uns de ses travaux avec OTOMO Katsuhiro, mais en dehors de ça je ne connaissais pas le reste de ses oeuvres, ainsi que ses travaux les plus importants.

En ce qui concerne Astral Project, comment a été initié le projet ? Une rencontre, une commande de l'éditeur...?


J'ai eu l'occasion, complètement par hasard, de dîner une fois avec Mr. TSUCHIYA. A cette époque-là aucun de nous deux n'en savait beaucoup sur le travail de l'autre. Mais pendant ce dîner nous nous sommes rendus compte que nous partagions de nombreuses affinités et une vision assez commune des choses. Par la suite nous sommes donc devenus amis, et 6 mois après cette première rencontre j'ai reçu un coup de fil de Mr. TSUCHIYA me proposant de faire un manga avec lui.

TAKEYA SyûjiTAKEYA Syûji

Quelle part avez-vous pris dans la création de l'histoire ?


Notre façon de travailler était en fait la suivante : il écrivait les grandes lignes du scénario, une trame narrative assez peu élaborée au début, mais des dialogues quasiment définitifs. Sur cette base, il me laissait assez libre dans ce cadre qu'il avait créé de concevoir les personnages comme je me les imaginais, de m'attarder sur telle ou telle scène en particulier que je jugeais importante. Une fois que ce travail était fait l'épisode était pré-publié, et à son tour lorsque Mr. TSUCHIYA découvrait l'épisode publié, la façon dont j'avais mis en images son scénario, ça l'influençait  pour la suite de l'histoire. D'une certaine façon notre façon de travailler s'apparentait beaucoup à une jam session.


Ça pourrait également évoquer le rapport d'un scénariste et d'un réalisateur/metteur en scène...


Peut-être, mais je ne connais pas assez le cinéma pour me prononcer. En tous cas, ce qui est certain, et ce que j'aime dire, c'est que nous avons vraiment travaillé ensemble.

A quel rythme était pré-publié Astral Project ?


Nous livrions un épisode par mois et à l'époque je ne me consacrais qu'à
Astral Project. En tout le manga fait finalement 4 volumes, le dernier volume étant sorti en avril au Japon.


A quel public s'adressait Astral Project qui était pré-publié dans le magazine Comic Beam (seinen) ?


Mme SAÏTO : On ne vise pas un public en particulier et on vise le lectorat le plus large, mais parmi nos lecteurs une majorité ont autour de la vingtaine et trentaine et ils lisent beaucoup de manga.

Mr TAKEYA, travaillez-vous avec des assistants ?


Pour ce qui est d'Astral Project , 90% du travail est de mon fait et j'ai fait appel à mon épouse pour certains décors en particulier.

Il y a des ruptures de style dans le dessin d'Astral Project, on passe d'un trait plus crayonné à un trait plus « clean ». A quoi correspondent ces changements ?


C'est lié à ma façon de travailler avec Mr. TSUCHIYA sur ce manga. Mon parti pris, étant donné la liberté que j'avais, a donc été de dessiner comme je le sentais, de façon parfois plus intuitive que d'autres. Et puis sur l'ensemble du premier volume nous avons tous les deux tâtonné avant de trouver les meilleurs choix de représentation.

L'histoire de ce manga évoque t-elle le thème de l'absence à travers le registre du genre para-normal ?


En effet il y a cette notion d'absence, mais également la notion de solitude qui lui est attachée. Dans une ville comme Tokyo, et c'est ce que nous voulions illustrer avec Mr. TSUCHIYA, il y a un paradoxe assez marqué entre les moyens de communication mis à disposition, les possibilités de socialisation et la qualité réelle de cette communication. Malgré tout cela on ressent une grande solitude chez les gens. C'est un grand paradoxe.

Old BoyAstral Project a été publié en Corée et au Japon simultanément. Quel a été son accueil compte tenu de la popularité de Mr. TSUCHIYA là-bas avec son manga Old Boy et le film qui en a été tiré ?


Personnellement ce qui me rend heureux c'est que mon manga soit lu par le plus grand nombre de personnes dans le monde. Vous savez, Mr. TSUCHIYA qui est un scénariste très prestigieux, alors que j'étais un peu impressionné de travailler avec lui au début, m'a bien dit que les prix et le prestige ne l'intéressaient pas, c'était l'expérience commune qui primait. Mais pour ce qui est de l'accueil en Corée en particulier, il faudrait plutôt demander à Mme SAÏTO, mon éditeur...

Mme SAÏTO : Astral Project a été très bien reçu en Corée.

D'ailleurs Mr. TSUCHIYA a l'habitude d'utiliser des pseudos comme scénariste – Marginal pour Astral Project, Caribou Marley avec d'autres... -  et ne met donc pas son patronyme plus en avant que ça...


TS : Exactement !

Vous intéressiez-vous au para-normal avant de travailler sur Astral Project ?


Je ne m'y intéressais pas vraiment et encore moins au phénomène de la décorporation qui est au centre de l'histoire du manga. C'est à travers mon travail sur
Astral Project et mes échanges avec Mr. TSUCHIYA que j'en suis venu à m'intéresser à ces choses et à des phénomènes plus anciens comme les yôkai et autres figures du folklore fantastique japonais. Astral Project se veut aussi comme une variation contemporaine de ce type d'histoire.


Que vous évoquent les derniers chiffres – en baisse relative mais néanmoins significative – de l'industrie de la pré-publication « classique » au Japon ?


C'est vrai que l'on dit souvent que l'âge d'or de la pré-publication se situe au début et au milieu des années 80, mais je crois aussi que ce succès a poussé à ce que soit publié un peu n'importe quoi. Comme ça marchait bien on s'est mis à publier à tort et à travers, du coup la qualité à baissé... C'est une partie de l'explication selon moi...

Mmm SAÏTO : Je pense aussi que maintenant, bien moins que par le passé, les magazines de pré-publication ne sont plus capables d'être des laboratoires de création. A mon avis la baisse est effectivement liée en partie à la baisse de la qualité. Ainsi, si les chiffres des magazines de pré-publication baissent, dans le même temps ceux des mangas en volumes reliés augmentent. Ça montre que les lecteurs sont devenus plus sélectifs et prudents, qu'ils préfèrent acheter à coup sûr ce qu'il leur plaît sachant qu'en achetant un magazine de pré-publication ils ne vont pas découvrir grand chose, ce qui est vraiment regrettable...

Selon un rapport du JETRO (ministère de l'économie japonais), le format, nouveau, des mangas « numériques » ou « digitaux », essentiellement à destination du marché des téléphones portables, joue aussi dans cette situation...


Mme SAÏTO : Je ne crois pas. Je pense vraiment que c'est plutôt ce que je vous disais avant qui explique plus cette situation. Les mangas digitaux connaissent un réel essor, mais selon moi ça n'explique rien. Vous savez, la grande majorité des mangas digitaux sont encore des mangas papier à la base. Pour le moment ce type de format manque de contenu. Mais c'est sûrement quelque chose qui va bientôt changer avec le temps, une tendance qui va s'amorcer et à ce moment là le manga digital pourrait devenir une menace pour le manga classique.
                         Astral Project t.2 Astral Project extrait t. 1  Astral Project t3

Pour revenir sur Astral Project : la couverture a été dessiné par INOUE Norito et non par Mr. TAKEYA. Pourquoi ce choix ?


Mme SAÏTO : Plusieurs raisons sont entrées en jeu pour le choix de ce designer et avant de le choisir nous avions essayé d'autres personnes, mais c'est lui qui convenait le mieux. C'est lui qui avait le mieux compris l'oeuvre. Une autre raison était aussi son âge, il était jeune et comme Mr. TAKEYA et moi-même le sommes aussi on s'est dit qu'on pourrait aussi développer une relation sur la durée.

Mr. TAKEYA, quels sont vos lectures manga du moment ?


Et bien un manga qui n'est pas encore édité en France qui s'appelle
Ranpu no Shita, illustré par ICHINOSEKI Kei. 


Vos projets ?


Je ne sais pas si mon prochain manga, sur lequel je travaille déjà, se fera en collaboration avec un autre scénariste ou si je le ferai seul, mais ce sera toujours l'éditeur Enterbrain qui le publiera et donc je continuerai à travailler avec Mme SAÏTO Sakiko comme éditrice. C'est un travail qui restera dans le prolongement de ce que j'ai fait sur
Astral Project.

 

Interview réalisée par Anton GUZMAN en juillet 2007.
Traduction : Wladimir LABAERE.
Remerciements à l'équipe de Japan Expo et à Cathy DEGREEF (Sakka).

date
  • novembre 2007
crédits
Interviews